Doucement mais sûrement, l’ambiance du quartier change. Le brouhaha se transforme, les chuchotements s'immiscent dans les conversations alors que les néons de Kabuki s’éveillent. Ceux qui peuplent les rues et les stands sont différents, ils ne traînent pas, n’observent pas avec une curiosité presque enfantine qui dénote complètement avec le coin; ils cherchent quelque chose de précis, quelque chose qui leur fera passer la nuit, ou quelqu’un, peut-être. Assis à même les marches les moins tachées de graisse de moteur, Andras garde les yeux rivés sur le sol, laissant son esprit se concentrer sur tout et rien, sur rien surtout. Il sait qu’avec la nuit qui s’approche, le moindre regard de travers peut être pris comme une provocation, comme l’attention un peu trop insistante de celui qui veut découvrir quelque chose qu’il ne devrait pas, et il préfère éviter tout incident. Il est là pour des infos, oui, mais pas du genre de celles qu’il pourrait récupérer de cette manière-là. De temps en temps, il esquisse un sourire, lâche un rire discret, ou un « hmhm » vague, qui ne sont dus qu’à ses échanges presque silencieux avec Nyx, qui cherche clairement à l’occuper.

Quand il est arrivé un peu plus tôt, le bruit de ses coups sur la porte d’entrée du salon s’est échoué dans le vrombissement de la machine du tatoueur. En voyant l’homme sur le fauteuil, sans même chercher à annoncer davantage sa présence, le détective a fait demi-tour aussi rapidement qu’il est entré, prêt à patienter. Il doit maintenant l’avouer, il aurait peut-être dû mieux prévoir son coup, parce que là, ça fait un moment qu’il patiente. Il devrait arrêter de passer à l’improviste et se renseigner sur les disponibilités de Poe, au lieu de se pointer comme il le fait. Ça arrangerait peut-être les choses, mais il se voit mal demander son emploi du temps à son ami d’enfance, ne serait-ce que parce qu’il peut rarement savoir à l’avance quand un passage s’impose. Puis à ce rythme, autant prendre directement rendez-vous avec lui, ce sera plus efficace.

« Andras, jouons à un jeu. » Ah, il l’attendait, celle-là. Après tout, il trouvait Nyx bien silencieuse ces dernières minutes. Ça l’a surpris la première fois, qu’une IA puisse vouloir jouer pour faire passer le temps, comme si elle pouvait réellement ressentir l’ennui. Pour être sincère, il n’est pas certain qu’elle n’en soit pas capable, mais c’est une histoire pour une autre fois. « A quoi tu pensais ? » « Devine ce que je vois ! » Si son entrain lui arrache un sourire, il est toutefois bien rapide à couper court à cette idée. « Hors de question. » « Mais - » « Pas de mais, Nyx. C’est un jeu s’il y a possibilité pour tous les camps de gagner. Avec toi, c’est impossible. » « Insinuerais-tu que je triche ? » Il y a tellement de choc et de scandale dans sa voix qu’elle lui a rarement paru plus humaine qu’à cet instant. A tous les coups, le fait qu’il se mette maintenant à rire ouvertement n’aide en rien son état. « Si tu considères qu’être branchée à mon cerveau et pouvoir analyser ce que je vois, ainsi que le temps que je passe à regarder chaque chose pour en déduire ce sur quoi j’ai pu m’arrêter est de la triche, alors oui, c’est clairement ce que j’insinue. »

Andras est presque en train de soliloquer sur le sujet quand le client passe enfin la porte, lui indiquant que Poe est maintenant disponible, en tout cas sur le principe. Il se relève, époussette vaguement l’arrière de son jean, et rentre de nouveau dans le salon. Quelques coups sont encore une fois frappés, pour attirer l’attention du tatoueur.
« Salut, Poe. Dis-moi, t’aurais une minute à m’accorder ? »
Du genre à poser les questions qu’il a à poser avant quoi que ce soit d’autre, il sait qu’il donne souvent l’impression de se foutre de l’état de la personne en face. Il sait aussi que l’homme devant lui le connaît mieux que ça, que les questions concernant sa santé, sa journée et autres ne viendront que quand il aura le cerveau disponible pour réellement écouter la réponse. Pas avant, pas quand il est parasité par son travail.