Darko et Lara

Plus qu'une heure.
Ce n'est pas nécessairement qu'elle n'aime pas son travail. C'est qu'elle n'aime pas les gens. Elle n'aime pas les gars qui lui sourient d'un air entendu, les filles trop bien apprêtées qui veulent des cocktails compliqués. Elle n'aime pas non plus les gens perdus sans drachmes qui essaient de négocier un verre de bière gratuit, ceux qui lui parlent trop alors qu'elle a autre chose à faire, et ceux qui ne lui adressent pas la parole non plus. Dans ces cas-là, elle entend toujours la petite voix de sa sœur Elektra qui lui dit que de toutes façons tu n'aimes rien Lara. Et elle s'entend toujours lui répondre si bébé, je t'aime toi.
Elle lèves les yeux au ciel, pousse un soupir, et se retourne pour faire face au comptoir et au client accoudé au bar qui lui glisse un billet et un verre vide, sans parler. Elle n'aime pas ça non plus, les clients qui pensent qu'elle se souvient de toutes leurs commandes et qu'elle peut les resservir sans qu'ils aient besoin de préciser ce qu'ils veulent. Bien sûr qu'elle s'en souvient, mais elle trouve ça très irritant qu'ils partent du postulat qu'elle s'en rappelle. C'est sans un mot ni un sourire qu'elle se met à confectionner son cocktail. C'est là la partie de son job qu'elle aime bien. Piler de la glace, mélanger des trucs dans un shaker, et mettre une petite fleur par dessus pour essayer de justifier le prix exorbitant de ce mélange de jus alcoolisés. Elle ne se force pas à sourire quand elle prend l'argent et pose le verre sur le bar. Son patron aura beau lui dire d'être plus aimable, elle n'est pas du genre à se forcer à faire quoi que ce soit. De toutes façons, que je sois sympa ou pas, j'aurais le même salaire, et les clients continueront à venir.
Elle se retourne, sirote un peu de son propre cocktail qu'elle cache soigneusement dans le frigo à vins, comme tous les soirs où elle travaille. Pourquoi bosser dans un bar si ce n'est pas pour, au moins, boire un peu gratuitement ? Elle se retourne, prend une commande. Et encore. Et encore.
Plus qu'une demi-heure.
Elle jette un regard à sa collègue à l'autre bout du bar, qui rit et discute avec un client comme s'ils se connaissaient depuis toujours. Elle lève les yeux au ciel, encore. Sa mère lui disait toujours qu'à force de faire ça, ses yeux resteraient bloqués à l'envers et qu'elle l'aurait bien cherché. Regarde maman, mes yeux ne sont toujours pas coincés, et je suis encore obligée de voir toutes ces conneries. Elle attrape sans un mot le limonadier qui se trouve dans la poche arrière de sa collègue, ouvre une bouteille avec, et le remet dans sa poche. La collègue sursaute, se retourne avec un regard désapprobateur. Et là, Lara sourit. Un sourire un peu insolent. Dans tous les cas, pas un sourire d'excuse ou d'amitié. Puis elle retourne de son côté du bar, là où elle sait que personne ne rentrera dans son espace personnel, et reprend le travail.

Elle sort du bar avec son sac sur le dos et son verre de jus, très sympathiquement offert par le patron pour qu'elle s'hydrate après le long service du samedi soir. J'aurais quand même préféré qu'il mette quelque chose d'autre dedans... Elle se passe une main sur le visage en se regardant dans une vitre. Ses cheveux, qu'elle n'a pas eu le courage de tresser aujourd'hui, sentent la bière et la fumée mais au moins ne sont pas décoiffés. Elle ajuste le piercing qu'elle a dans le nez, prend une gorgée en continuant de se regarder droit dans les yeux, puis se détourne. Elle sort une cigarette de sa poche, s’assoit sur le trottoir et l'allume avec la magie. Elle aurait pu utiliser un briquet comme tout le monde, mais, bien que la magie du feu ne soit pas du tout son élément, elle aime beaucoup allumer des choses avec ses doigts. Elle jette un regard alentour, et puisque personne ne semble s'intéresser à elle, elle se permet de se détendre un peu. De tenir son dos moins droit, de passer la main dans ses cheveux. Elle aime le froid de la nuit. Elle aime l'absence de musique. Elle aime être seule, enfin.