« Tu veux rester un peu ce soir ? » Lara fronce les sourcils pendant que la fille continue de parler. « C'est l'anniversaire de Jessie, on va juste boire un verre pour fêter ça. ». Ce n'est pas le genre de proposition qu'elle a l'habitude d'entendre, et c'est encore moins le genre de proposition qu'elle a l'habitude d'accepter. Qu'est-ce qu'elle pourrait bien en tirer, d'un verre pour un anniversaire ? Elle ne sait même pas qui est Jessie, et elle sait à peine qui est la fille qui lui parle. Elle voudrait ne même pas répondre, se retourner et faire semblant de s'occuper de quelque chose de plus important pour que plus personne ne lui prête attention. Elle voudrait disparaître sur le champ et ne pas avoir à subir tout le personnel du bar pendant toute une soirée. A quoi ça servirait de toutes façons, de rester avec eux ? On ne devient pas ami avec les gens avec qui on travaille, on fait juste semblant pour que tout se passe bien. Après quelques instants à fixer en silence les yeux de son interlocutrice, Lara finit par répondre que c'est d'accord, elle restera un peu. Elle ne travaille pas ici depuis très longtemps, quelques semaines, quelques mois peut-être, mais pas assez pour qu'elle se considère comme ayant de l'ancienneté. Elle ne connaît personne, elle ne veut connaître personne, mais se couper complètement du groupe ne serait pas se faire une faveur. Elle a beau toujours préférer être seule et ne vouloir que rentrer chez elle, elle se forcera un peu ce soir, histoire de faire bonne figure, qu'on la voit participer à une soirée, et que ça lui serve d'excuse pour ne plus jamais rester aux autres. Je ne reste qu'une heure, même pas. Je bois mon verre en vitesse et puis je m'en vais.
L'heure défile, et Lara a de plus en plus envie de filer en douce, de partir dès l’extinction de la musique et de faire comme si de rien était la semaine prochaine en venant prendre son service. Elle balaye la salle du regard, comme si ça pouvait lui donner une solution miracle, la faire disparaître, arrêter le temps. Elle voudrait pouvoir se rendre invisible à l'aide de la magie mais, malgré ses compétences élevées en toutes les matières, elle est étrangement difficilement capable de faire une telle chose. En tous cas, elle n'a jamais vraiment réussi étant plus jeune, et maintenant le simple fait d'essayer la met sur les nerfs, ce qui l'empêche de se concentrer suffisamment pour réussir. Rien que de penser à ça, ça l'énerve un peu. Sa collègue – la fille dont elle ne connaît pas le nom mais qui lui a si sympathiquement demandé de rester après la fermeture – monte sur un fût de bière et se met à hurler à tue-tête : « On ferme dans quinze minutes ! Dernier verre !! ». Les sourcils de Lara se froncent. Mi-soulagée que le service soit sur le fin, mi-stressée à l'idée que l’événement pour l'anniversaire d'elle-ne-sait-qui se rapproche à grands pas, elle se place derrière son bar pour servir le dernier flot de clients avant la fermeture. C'est là que son regard croise celui d'un homme qu'elle croit connaître. Elle n'est même plus sûr de son nom. André ? Andréa ? Nan, c'est pas ça. Un truc comme ça. En tous cas elle l'a déjà vu à plusieurs reprises ici avec Darko, et ils ont déjà échangé quelques mots. En ce moment, il vient de plus en plus seul. Un client toujours agréable – enfin, non, parce que pour Lara aucun client n'est vraiment agréable, mais tout du moins est-il poli -, et qu'elle reconnaît. Elle réfléchit quelques instants. Elle ne le connaît peut-être pas bien, elle ne retrouve même pas son nom, mais elle le connaît déjà mieux que ses collègues. Peut-être que sa compagnie à lui serait moins insupportable que celle de la dizaine de filles aux voix trop aiguës et la poignée de garçons qui essaient de les séduire sans relâche que sont ses collègues du bar. Et puis, elle s'accroche à un bête espoir que Darko lui ait parlé d'elle, suffisamment pour lui dire qu'elle préférait ne pas parler, et qu'il ne lui parlerait donc pas trop. Sans plus hésiter, elle tend le bras vers cet homme pour lui faire signe de venir vers elle, et lance sa phrase avec appoint :
« Ca s'est bien passé ce soir ? Avec mes collègues on reste un peu après la fermeture, tu peux rester avec nous si tu veux. »
Elle est fière d'elle. Elle a utilisé, comme toujours, un ton désinvolte, comme si, en fait, elle ne faisait aucune proposition. Elle n'a pas posé de question, pour se donner l'impression qu'elle ne l'invite pas, mais qu'elle lui donne juste une information, et que c'est lui qui choisira de rester de son propre chef. Mais au fond, elle espère vraiment qu'il reste, qu'elle puisse se mettre dans un coin avec lui et une bière, avoir l'air sociable et sympa, ne rien dire et partir comme une voleuse à la première occasion – quand il irait aux toilettes, ou quand elle sortirait fumer une cigarette, ou peu importe.
L'homme dissimule un rire derrière sa main, parle un peu tout seul. Elle l'a déjà vu faire, alors ça ne la surprend qu'à moitié. Elle ne sait pas à qui, ou quoi, il parle exactement. Une IA, ou une seconde personnalité ? Elle ne lui demandera pas. Chacun ses affaires et ses manies, il pourrait bien parler à ses chaussures qu'elle n'en aurait rien à faire. « Désolé pour ça. Pourquoi pas, oui, merci. ». Elle ne répond pas, se contente d'un haussement d'épaules. Il a l'air tout aussi détaché qu'elle – enfin, aussi détaché qu'elle essaie de faire croire qu'elle l'est – et ça l'arrange. Pas de malentendu, pas d'enthousiasme à sens unique. « Est-ce que tu pourrais me resservir la même chose, s'il te plaît ? ». Elle fait légèrement rouler ses yeux vers le ciel. Bien sûr, que je peux, c'est mon travail, mais pourquoi vous pensez toujours tous que je me souviens exactement de ce que vous avez commandé ? Évidemment, elle se souvient de ce qu'il a commandé. Elle se souvient en général toujours de ce que les gens prennent, mais elle n'aime pas qu'ils pensent tous qu'elle leur prête une attention assez grande pour retenir leurs commandes. Sans un mot, elle récupère le verre, le remplit, lui rend, lui fait signe qu'il peut partir avec. A l'heure qu'il est le patron n'est déjà plus là, et elle n'a pas envie de perdre son temps à le faire payer. Ça voudrait dire avoir à lui parler encore. Étrangement, maintenant qu'elle sait qu'il va sans doute rester avec elle ce soir, elle n'a plus du tout envie de lui parler. Peut-être que quelque part, elle espérait qu'il lui dise non. Trop tard. Il va falloir faire un effort.
Le quart d'heure défile rapidement. Elle sert encore une poignée de gens, regarde sa collègue fermer la caisse. Lara, elle, est toujours préposée au ménage, surtout parce qu'elle est thaumaturge. Il est vrai qu'avec un coup de magie, les choses sont rapidement propres. Et cet arrangement lui convient : elle déteste les mathématiques, même si elle compte très bien, et plus elle peut éviter de compter la caisse à la fin du service, mieux elle se porte. De deux trois gestes distraits, elle fait briller le sol est les surfaces. D'un air désinvolte – même si pour le coup la télékinésie lui demande plus de concentration et d'énergie – elle range les bouteilles d'alcool et de jus dans leurs frigos respectifs. Enfin, elle se rapproche des multiples plantes, posées sur des étagères ou accrochées au mur, qui décorent le bar. Elle en décroche une, dont les fleurs rouges et flétries font peine à voir. Sa magie n'y fait rien, sans véritable soleil, elle mourra rapidement. Lara lui donne un peu d'énergie et la cale sous son bras. Elle l’emmènera à Alféa, sur le rebord de sa fenêtre, elle devrait reprendre un peu de joie de vivre.
Son verre à la main, un second dans l'autre, et sa plante sous le bras, elle se dirige vers l'homme qui est resté là à finir son dernier verre. Elle tire une des chaises qui se trouvent autour de la table en la faisant grincer sur le sol, et se laisse lourdement tomber dessus en posant son verre devant elle. Elle dépose le second verre devant le garçon, et, beaucoup plus délicatement, installe la plante sur une chaise à côté d'elle. Pour qu'elle ne risque pas d'être touchée par le monde, ni qu'on lui renverse de l'alcool dessus, mais surtout pour que la troisième et dernière chaise autour de la table soit occupée. Comme ça, personne ne viendra essayer de discuter avec elle.
« Tiens, je t'ai apporté ça. » Dit-elle en poussant un peut le verre d'alcool qu'elle a rapporté vers son compagnon. « J'ai mélangé un peu n'importe quoi mais en général c'est pas si mal ».
Se sentant complètement idiote d'avoir dit une chose pareille – elle aurait juste pu lui dire qu'elle lui avait servi un cocktail, ou bien ne rien dire du tout -, elle attrape son propre verre et en vide le quart d'une seule gorgée. Elle s'essuie la bouche avec le revers de la main, pousse un soupir, redresse son dos.
« Merci d'être resté... Andréa ? C'est ça ? »Elle fronce les sourcils, parce qu'elle sent que non, ce n'est pas ça. « Tu travaillais sur quoi, avec tous ces papiers et ces stylos ? »
Elle soupire encore, rajuste le piercing qu'elle a dans le nez, reprend une gorgée pour se donner une contenance. Elle estime avoir bien réussi à paraître – quoique sûrement froide – assez normale, et s'en félicite intérieurement. Ce n'est pas ce soir que le monde saura à quel point elle est timide et à quel point elle voudrait se cacher. Et si elle réussit à paraître normale, peut-être que cet homme n'essaiera pas de devenir ami avec elle. Elle en a eu assez avec Darko, des gens qui veulent la faire sortir de sa solitude. Un ami, c'est déjà amplement assez, et , paradoxalement, c'est en essayant de paraître normale et détachée qu'elle tente de ne pas s'en faire plus.